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Changer le nom des rues pour transformer le monde

par Claire Sibille

publié dans Le quotidien c'est pas banal !

Changer le nom des rues pour transformer le monde

Billet d’humeur graffeuse et tagueuse

 

 

Depuis quelques années déjà cette petite révolution gronde. 

Au lieu d’arracher les pavés des rues, certains se battent pour changer leur nom, et ce faisant, changer la culture commune.

Ces jours-ci, le racisme et le colonialisme remettent ce sujet à la mode, en Afrique et en France. Au nom des rues, il faut ajouter les statues aussi, les jardins publics, les stations de métro ou de tramways, les monuments publics comme les hôpitaux, les casernes, les écoles. Cela en fait de l’espace collectif à nommer pour représenter les valeurs et les héros d’une société. 

Il y a quelques années je m’y étais intéressée pour constater le faible nombre de rues portant des noms de femmes. En 2014, il y en avait seulement 2%, merci Jeanne d’Arc et Notre Dame, puis un peu plus tard un prénom récurrent, Simone Veil, Simone Weil, Simone de Beauvoir souvent associée à Sartre, et Marie Curie ne pouvant se séparer de son Pierre.

L’espace urbain était, est encore, entièrement colonisé par les hommes, leurs guerres, leurs œuvres et leurs églises. Cette situation évolue très lentement grâce à des actes politiques volontaristes dans certaines villes qui passent de 2 à 5 ou 6%. Grâce aussi à des actions qui permettent de médiatiser le sujet, comme celles de l’association Nous Toutes installant des panneaux ajoutant des noms de femmes sous les noms actuels, et ces graffeuses et tagueuses s’appropriant les murs de la ville et les arches des ponts. Mais les faits de guerre et les monuments religieux ont encore de beaux jours devant eux, de même que les héros officiels, même si l’on commence à regarder de plus près leurs valeurs, leurs paroles et leurs actes.

Or me semble-t-il, Il faudrait d’abord donner aux rues les noms des petites gens.

Il y aurait par exemple la rue Etienne Laborde, mort au combat, et juste à côté l’impasse Marguerite Laborde, femme du soldat mort au combat, ayant élevé seule ses cinq enfants tout en travaillant, à cause des guerres décidées par ces grands hommes dont trop de rues portent encore le nom.

Il y aurait aussi la rue René Bastien, mort à 8 ans des suites d’un accident de la route causé par un chauffard ivre mort ou une chauffarde pianotant sur son portable, ou l’inverse.

Peut-être aussi la rue Émilie Dubois, violée à 16 ans, et l’impasse Valentine Montuba, excisée à 4. Le passage Karim Assam, mort d’un cancer de l’amiante en venant travailler dans les chantiers de France et la ruelle Caroline Ventoux, assassinée à 40 par son compagnon fou-furieux, elle avait trop salé la soupe, il faut la comprendre, elle était amoureuse.

On pourrait ainsi réserver aux héros les Avenues, aux artistes les Allées et laisser à la mémoire de tous ces anonymes les impasses, les passages et les ruelles. 

Car ce sont déjà des lieux oubliés, parfois laissés à l’abandon.

Et j’aime ces bouts de trottoir que personne ne remarque, auquel nul ne prête attention. J’aime ces quelques mètres ignorés de tous, ces chemins de traverse que personne ne voit. La rue des orphelines, le passage de l’enfant, l’impasse des abattoirs. J’aime aussi l’histoire que ces noms me racontent. Et je me demande. Qui peut vivre dans ces vieux immeubles, dans ces impasses aux improbables noms issus d’un quelconque moyen-âge où l’on déposait les bébés non voulus au coin d’une maison de sœurs, où l’on tuait le porc au milieu de la rue dans les cris de joie des passants un soir de Carnaval ? 

Et pourtant, la lumière aux fenêtres sales, un pot de fleurs desséché, un étendoir à linge montrent la trace d’une humanité encore présente.

Quand je tombe sur un de ces bouts de ville au hasard d’une errance, je suis aussi heureuse qu’en dénichant un coquillage nacré sur la plage, une pierre brillante dans la montagne, une fleur sauvage agrippée au béton.

Exemples de nouveaux panneaux et d'actions de Nous Toutes (Wikipedia, noms de rues féminins)Exemples de nouveaux panneaux et d'actions de Nous Toutes (Wikipedia, noms de rues féminins)
Exemples de nouveaux panneaux et d'actions de Nous Toutes (Wikipedia, noms de rues féminins)

Exemples de nouveaux panneaux et d'actions de Nous Toutes (Wikipedia, noms de rues féminins)

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Déconfinement, une occasion de sortir du rang ?

par Claire Sibille

Déconfinement, une occasion de sortir du rang ?

Billet d’humeur désobéissante

 

11 mai, 2 juin : J’ai freiné des quatre fers pour ne pas replonger, des deux pieds plutôt mais aussi des deux mains. Comme si je dévalais un talweg en m’agrippant aux buissons de ronces et aux branches cassantes sans pouvoir empêcher la culbute au fond du ravin. 

Ce déconfinement me semble ainsi un grand retour… vers le point de non-retour ! 

Difficile alors de sauter de joie à l’idée d’être obligée de refaire avec.

Refaire avec les trajets quotidiens en voiture et les galères administratives.

Refaire avec l’Éducation Nationale : trois mises en œuvre de la même décision pour mes trois lycéen.ne.s, dans trois lycées différents, super pour s’organiser. L’une reprend mais comme elle veut, l’un ne reprend pas du tout jusqu’à la rentrée, et pour la troisième nous serons prévenus la veille pour le lendemain si jamais… Un casse-tête. Tout en compatissant avec les professionnel.le.s de cette institution archaïque, inadaptée et pourtant indispensable dans le système actuel, je compte les jours avant de pouvoir mettre définitivement les cahiers au feu et les ministres au milieu.

C’est ainsi, je dois comme la plupart, refaire avec le temps infini perdu à huiler les rouages exigeants de notre société, même si j’ai toujours en tête la chance que j’ai de vivre ici plutôt que dans de nombreux ailleurs. 

Mais il y a pire : la chaleur déjà presque caniculaire de ce mois de mai dans notre région me provoque des sensations de fin de monde, vous avez bien lu j’ai mis de et pas du pour rester optimiste et sortir du nombrilisme humain. Mais quand même. Le soleil omniprésent et les annonces climatiques internationales rendent particulièrement violents à entendre les discours de trop nombreux politiques et économistes mais aussi de gens comme vous et moi voulant à tout prix booster la relance, relancer la croissance, faire croître la consommation… 

Apparemment ils considèrent que la reprise de la même chose, en pire parce qu’il faut rattraper le temps perdu, est la seule réponse aux problèmes créés par la solution qu’ils proposent… vous me suivez ? 

Une des idées fondatrices de notre humanité a été par exemple exprimée par le patron du Medef Suisse entendu récemment je ne sais plus où. Cette idée affirme comme une évidence inutile à questionner que l’argent est une denrée supérieure à la vie.

Cela n’est pas nouveau.

Que l’on parle de servage ou d’esclavage, d’actionnariat tout puissant ou de travail invisible des femmes, de rentabilité ou de délocalisation, cette manière de voir le monde n’a pas pris une ride depuis le premier vendeur de 2 silex pour le prix d’1, super promo de la grande chasse au mammouth du printemps, il n’y en aura pas pour tous !

Une des nombreuses illustrations un peu moins anciennes de la même idéologie nous est fournie par les automobiles Ford. Elle est rapportée par Jean-Paul Dubois dans son roman « Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon ».  L’un de ses personnages, l’enquêteur d’une compagnie d’assurances, raconte, je cite en résumé :  Dans les années 70, Ford fabriqua la Ford Pinto et s’aperçut très vite qu’elle avait un défaut majeur de construction. Ces voitures prenaient facilement feu si elles étaient percutées par l’arrière. Il y eut 180 morts calcinés dans leur véhicule, 180 blessés gravement brûlés et 7000 automobiles carbonisées. La compagnie demanda une étude à ses bureaux pour évaluer le coût des modifications nécessaires. La réponse ne tarda pas : l’indemnisation des familles de victimes était très largement inférieure aux sommes qu’il faudrait engager pour organiser un rappel de toutes les Pinto. Ford rangea donc ce rapport dans les oubliettes, et ses clients continuèrent à partir en fumée dans leur Pinto.

Et ce jusqu’à la sortie du scandale qui se régla encore par de l’argent en place et lieu de justice.

Je trouve cette anecdote très bien choisie par l’auteur. Contrairement aux trois millions d’enfants qui meurent de faim chaque année à côté des poubelles des supermarchés et autres chiffres délirants, elle est à taille humaine. Chacun.e d’entre nous peut s’imaginer dans sa petite Ford Pinto version 2020 en train de cramer parce qu’un rêveur ou un obsédé de l’accélérateur aura foncé dans notre pare-chocs arrière. Mais surtout parce qu’un membre de l’état-major de l’entreprise ou un actionnaire avide n’aura pas pu renoncer à une augmentation de ses dividendes ou de son salaire. Quand ce n’est pas comme trop souvent à une augmentation de l’augmentation.

J’ai par contre toujours du mal à imaginer cette même personne rentrant chez elle faire une bise à ses enfants après avoir rangé le rapport dans un tiroir de son bureau. Pourtant ils sont nombreux ces gens, on entend leurs représentants tous les jours à la radio, aux actualités, ils raclent le sol de notre planète rendu aride par leur avidité gloutonne et sans limites. Des deux côtés de la chaîne alimentaire ils portent la même soif impossible à désaltérer : d’un côté massés derrière leurs inconcevables milliards de dollars comme l’oncle Picsou de mon enfance, de l’autre le nez sur le jour du déconfinement comme si le 2 juin était l’aube d’un « Black Friday » particulièrement alléchant. Trépignants aux deux bouts de la corde, hors de portée de mon action possible, une autre planète, si ce n’est que nous partageons la même et qu’il faut faire et refaire avec

Face à cette réalité certains se radicalisent, et créent des bulles marginales parfois fécondes, parfois sans issue. 

D’autres plus nombreux, j’en fais partie, portent le désir de faire autrement, agissent aussi. Ils semblent plus modérés, plus raisonnables, plus faciles à garder dans les rangs. Car il est vrai que même si les toilettes sèches ou ma difficulté à tuer les souris font déjà de moi pour beaucoup une extrémiste radicale difficile à fréquenter, je ne mettrai jamais de bombe dans le bureau d’une compagnie pétrolière. 

Pourtant je me sens souvent engluée dans les milliers de compromis obligatoires, ceux qui viennent empêcher le changement parce que c’est trop compliqué de faire autrement.

C’est pour celles et ceux qui se reconnaissent dans ces négociations quotidiennes, les imparfaits et les impurs de la collapsologie, que je mets en lien « Désobéir » de Frédéric Gros et « Discours de la Servitude volontaire » de La Boétie. 

Car tout est dit dans quelques mots de cet article : j’ai été obligée de refaire avec, ligne 7, et compromis obligatoires, juste ci-dessus. 

Ces auteurs ne sont pas des destructeurs de la société, au contraire. Ils nomment l’obéissance comme ciment social et aussi comme impossible à mettre en œuvre sans l’accord des personnes qui obéissent. Mais ils expliquent plus loin comment la désobéissance, si elle peut conduire au chaos et à la violence que nous brandissent les autorités en place, peut aussi se révéler profondément éthique. Salutaire même à certains moments, comme l’Histoire nous l’a suffisamment montré.

Il semblerait que ce soit un de ces moments. 

Cette désobéissance nous paraît souvent encore trop coûteuse au regard du gain espéré. Pourtant il semblerait que ce soit le seul moyen de revenir à l’origine de notre contrat social, je ne parle pas du petit quinquennat du petit président, ni même de la xième République. Non. Je parle du contrat social initial, fondateur. Celui qui fait de nous des femmes et des hommes qui voulons, qui choisissons de vivre ensemble. 

La désobéissance nous permet d’interroger cette évidence, de la détricoter, de revenir aux racines de notre vivre ensemble. 

Et voir si nous sommes encore d’accord pour signer le contrat. 

C’est d’abord à l’intérieur de nous-mêmes que nous pouvons oser cette interrogation. Et répondre peut-être que nous ne sommes pas prêts. Ce n’est pas si grave. 

Rien n’est grave si ce n’est l’insignifiance.

Sortir vraiment du rang ? Cela me fait autant peur qu’à vous.

Mais moins que le soleil qui brûle à des températures invivables et jamais atteintes depuis le début de l’humanité.

Moins que les dirigeants et les actionnaires qui sont en ce moment même en train de ranger des dossiers confidentiels dans des tiroirs fermés à clé.

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